« Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître, et dans ce clair-obscur surgissent les monstres. » Cette traduction poétique d’une pensée du marxiste italien Antonio Gramsci me semble particulièrement adaptée à la période actuelle.
Ce vieux monde qui se meurt, c’est ce système de gaspillage généralisé qui corrompt les esprits, discipline les corps et détruit les écosystèmes au nom de l’argent-roi.
Nous n’avons qu’une planète, aux ressources connues et donc limitées, et pourtant il semble que certains s’obstinent avec frénésie à l’exploiter jusqu’à épuisement. Folle insouciance diront certains, cupidité suicidaire diront d’autres, « À chaque problème, une solution technique ! » clameront les technophiles.

En 1986, l’accident de Tchernobyl nous a fait toucher du doigt le danger représenté par le nucléaire civil. On mit la catastrophe sur le compte de la déliquescence du monde communiste. En 2011, la catastrophe de Fukushima dans ce Japon, incarnation même de la haute-technologie, a laissé sans voix nombre de nucléocrates. À Fukushima, on pense pouvoir décontaminer la région touchée par la catastrophe nucléaire en traitant 120 000 hectares de terres agricoles et 600 000 bâtiments, en élaguant et décontaminant des milliers d’arbres, et parallèlement en trouvant des lieux de stockage parce que ces boues radioactives nous survivront encore longtemps ; sans oublier que la centrale menace d’exploser et que de l’eau contaminée n’en finit plus de s’infiltrer dans les sous-sols ou de se mêler à l’eau de mer. Qu’importe ! À les en croire, la pollution, la destruction des écosystèmes ne seraient que la rançon du progrès, de la croissance, du développement, de notre sacro-saint mode de vie, où le confort des uns se construit sur la misère des autres. Rien donc ne doit échapper à la logique du marché. La terre est une marchandise comme une autre, comme la force de travail qu’il faut discipliner, corseter et rendre toujours plus productive au nom du taux de profit.

Ce vieux monde qui se meurt, c’est ce monde où cynisme politique et prédation économique se donnent la main pour faire de nous des êtres calculateurs et égoïstes.
Les révélations des Panama Papers, les scandales politico-financiers, les ministres véreux ou atteints de phobie administrative d’un côté, la misère, le chômage de masse, le mal-être généralisé, le contrôle social de l’autre… tout cela concourent à jeter le discrédit sur la façon dont les démocraties contemporaines fonctionnent et se reproduisent. « Le pouvoir est maudit » disait Louise Michel, la communarde, la Vierge rouge ; comment lui donner tort ? Cependant, ces pitoyables faits divers nous rappellent opportunément que depuis le 19e siècle, les dominants n’ont eu de cesse de tenir à l’écart du pouvoir le peuple vulgaire. Comme le disait l’obscur député Barnave en 1790 : « Le peuple est souverain, mais dans le gouvernement représentatif, ses représentants sont ses tuteurs, ses représentants peuvent seuls agir pour lui, parce que son propre intérêt est presque toujours attaché à des vérités politiques dont il ne peut pas avoir la connaissance nette et profonde. »

Ce pauvre peuple souverain, éternel enfant qu’il faut tenir en laisse, est prié d’applaudir aux pitreries sordides de ses tuteurs, de rire de leurs bons mots, et d’accepter de se nourrir de pains, de jeux et de novlangue médiatique. Et quand il songe à s’émanciper, on le remet promptement à sa place, car ce peuple souverain-là, on ne peut l’imaginer autrement que comme « majorité silencieuse », docile, conservatrice et consentante.

Les monstres ont pour visages ceux de la barbarie et du fanatisme, de la suffisance bureaucratique et de l’insolence des kleptocrates ; le visage de ceux pour qui les gens de peu ne sont que des variables d’ajustement dans leur quête de puissances économique, politique et spirituelle.

La folie n’est pas toujours irrationnelle. La folie gouvernementale a le goût du cynisme et du mépris.
Hier, au Rwanda, un pouvoir délégitimé mais soutenu par la France a fait le choix du génocide pour conserver son pouvoir. Point de folie dans ce choix xénophobe qui fit un million de victimes, mais la manipulation à grande échelle des populations locales.
Chaque jour, en Syrie, des attentats ôtent la vie à des dizaines de personnes, loin des caméras et des pleurs médiatiques. La violence des uns répond à la violence des autres dans un cycle qui semble sans fin.
Chaque jour, au nom de Dieu, on maltraite, on tue, on égorge, on voue aux gémonies ceux qui ont le malheur de penser et croire différemment.
Chaque jour, au nom de la sainte gestion bureaucratique des âmes et des corps, des normes et des procédures déshumanisent les services au public. Un monde grotesquement, pathétiquement orwellien se dessine sous nos yeux.

Le nouveau monde qui tarde à apparaître ne connaît pas les frontières et valorise la diversité des cultures. Il germe là où les dominés vivent leurs idéaux, retrouvent leurs places et leur dignité, retrouvent une légitimité à être ce qu’ils sont, construisent des projets fous et acquièrent de nouveaux droits. Il germe là où les dominés clament haut et fort, avec leurs mots et leurs tripes, que la servilité et la cupidité sont les deux faces d’une même médaille, qu’il ne tient qu’à nous de sauver ce qui peut l’être encore de notre monde.
Dans la France de 1936, le peuple travailleur a commis une folie : occuper les lieux d’exploitation. Un geste inimaginable pour la bourgeoisie. Écoutez plutôt ce qu’en disait Edouard Berth : « Que se passe-t-il ? Les ouvriers ne quittent plus l’usine, ils l’occupent ; ils y couchent, ils y mangent, boivent et dorment ; ils s’y installent, comme en pays conquis, que dis-je, comme chez eux (…) Ma parole, se croiraient-ils donc, ces ouvriers, les véritables pos­sesseurs et propriétaires de ces fabriques, bureaux et magasins, où nous, patrons, nous avions la cha­rité de vouloir bien les faire travailler ? (…) Et le droit de propriété, que devient-il alors ? Et la liberté indi­viduelle ? (…) C’est donc la Révolution ! Ou, si ce n’est pas encore la Révolution, c’en est le prélude sinistre. »

Vous connaissez sûrement les trois petits singes de la sagesse qui se cachent le premier les yeux, le second la bouche, le troisième, les oreilles. Certains nous disent qu’ils agissent ainsi pour ne rien voir, ne rien dire, ne rien entendre, pour ne pas en somme se laisser contaminer par le Mal. D’autres, au contraire, expliquent que nos trois singes préfèrent ne pas voir ce qui pourrait poser problème, ne pas s’exprimer pour ne pas s’exposer au courroux des puissants, ne pas entendre pour pouvoir faire « comme si on ne savait pas. » Quant à VISAGES, il a fait le choix de voir et de montrer, de dire et d’expliquer, d’entendre et de transmettre les faits, gestes et paroles de celles et ceux qui refusent l’inacceptable.

Il faut sans doute être un peu fou pour sortir des sentiers battus, pour ne pas s’incliner devant l’Inéluctable, pour ne pas s’avouer vaincu et refuser de participer à la curée. Mais la folie est salutaire quand elle nous émancipe de ce conformisme mortifère.