Le 24 mars 2014, avait lieu la soirée d’inauguration du 31ème Forum du film documentaire d’intervention sociale, organisée par l’association Visages, au cinéma Saint Paul à Rezé, près de Nantes. Le thème du Forum 2014 : « Tout pour être heureux« . A lire ci dessous, le discours d’ouverture donné par le président de Visages ce soir là, Christophe Patillon.

 

Ouverture du 31e forum
du film documentaire d’intervention sociale VISAGES
L’an passé, lors du discours inaugural, j’avais évoqué Nous autres, un roman de science-fiction jadis célèbre qui influença George Orwell et son 1984, tout comme Aldous Huxley et son Meilleur des mondes. Dans ce livre, Eugène Zamiatine nous mettait dans les pas de D-503, un technocrate zélé travaillant ardemment à faire que la société soit parfaite, autrement dit parfaitement réglée, condition sine qua non pour que l’être humain soit heureux.
D-503 en était convaincu : laissé à lui-même, l’individu lambda est bien incapable de comprendre ce qu’est le bonheur. Il se laisse guider bêtement par la vie, errant à la recherche du bonheur alors que D-503 lui en propose un, valable pour toutes et tous : « Il nous appartient, dit D-503, de soumettre au joug bienfaisant de la raison tous les êtres (…) S’ils ne comprennent pas que nous leur apportons le bonheur mathématique et exact, notre devoir est de les forcer à être heureux. »
Mais voilà, l’homme est un animal curieux qui sans cesse se dérobe. Et D-503 d’avouer avec autant de franchise que de regret dans la voix : « Je serai franc : nous n’avons pas encore résolu le problème du bonheur d’une façon tout à fait précise. » 

 

Au totalitarisme, on oppose souvent l’idéal démocratique. Si un jour, vous lisez la déclaration d’Indépendance américaine de 1776, vous noterez ce passage : « Tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur. »
L’Etat démocratique n’a donc pas pour fonction d’imposer le bonheur ; il fait en sorte que la recherche du bonheur soit possible pour chacun d’entre nous.
Pour les penseurs libéraux du 19esiècle, il revient à l’individu seul de se forger un destin, de trouver le bonheur. L’un d’eux, François Guizot, a écrit ceci : « Il faut que chacun puisse, par lui-même, devenir tout ce qu’il peut être, et ne rencontre dans les institutions ni obstacle qui l’empêche de s’élever, s’il en est capable, ni secours qui le fixe dans une situation supérieure, s’il ne sait pas s’y maintenir. »
Problème : puisque nos démocrates ont décrété naïvement l’égalité des citoyens, comment faire pour que le peuple souverain ait une idée claire et précise du bonheur ? Si d’aventure il prenait au peuple de considérer que le bonheur réside dans le droit à se bien nourrir, à se bien vêtir et à ne pas dormir sans toit sur la tête, c’est tout un Ordre social fort inégalitaire qui en serait bousculé.
Alors, nos démocrates libéraux inventèrent un système électoral profondément inégalitaire, débarrassé des femmes et des pauvres, ne réservant l’exercice de la citoyenneté qu’à une élite. En 1790, le député Antoine Barnave déclarait ceci : « Le peuple est souverain, mais dans le gouvernement représentatif, ses représentants sont ses tuteurs (…) parce que son propre intérêt est presque toujours attaché à des vérités politiques dont il ne peut pas avoir la connaissance nette et profonde. »
Pendant longtemps, ce que l’on a appelé Démocratie ressemblait à cela : une oligarchie régnant sur un territoire, adoubée par des électeurs en nombre réduit, sous le regard hostile ou résigné d’une masse de gueux, citoyens de papier, citoyens de second ordre. La démocratie organisait ainsi la domination du peuple des citoyens par ceux qui s’en proclamaient les tuteurs. Aujourd’hui, notre Démocratie a bien changé : une classe politique règne alternativement sur le territoire, adoubée par un nombre réduit d’électeurs issus principalement des classes moyennes et supérieures, sous le regard hostile ou résigné d’une masse de plus en plus importante d’abstentionnistes bien souvent issus des classes populaires…
Il n’est pas dans mon intention de laisser penser que régime autoritaire et régime démocratique sont identiques, mais il me semblait important de souligner à quel point le regard que les élites portent sur les classes populaires est convergent. L’ennemi demeure ce peuple perturbateur qu’il faut empêcher de nuire, non en l’empêchant de s’exprimer, mais en bornant son expression politique. Et ce n’est pas un dictateur mégalome qui a fait de la formule « There is no alternative » (il n’y a pas d’autres choix possibles) un slogan politique mais Margaret Thatcher, ancienne premier Ministre britannique dans les années 1970-1980.
Or il n’appartient qu’à nous de faire en sorte que des alternatives émergent et se confrontent à l’ordre du monde et à l’idée du bonheur qu’il promeut. Un bonheur dans lequel l’argent, la réussite sociale individuelle et le cocon familial tiennent une place prépondérante. Un bonheur parfait pour un monde parfait, lisse avec code-barre intégré.
Ce n’est pas de ce bonheur-là dont la 31eédition du forum VISAGES a fait son miel. Les plus vieux d’entre vous se souviendront peut-être de la scène finale de ce chef d’œuvre d’Elio Petri, La classe ouvrière va au paradis. Une vingtaine d’ouvriers, sortis vaincus d’une grève, travaillent à la chaîne et l’un d‘eux, Lulu Massa, leur racontent son rêve : un mur, un mur qui s’effondre, et au-delà le paradis, mais un paradis si enveloppé de brouillard, qu’il ne peut rien en dire. Dans le bruit intense des machines, les ouvriers essaient de comprendre ce rêve nébuleux, mais comme le dit Lulu Massa, il n’y a rien à comprendre d’autre que ceci : « S’il y a un mur debout, il faut l’abattre, voilà tout ! »
Le bonheur qu’il nous plaît de défendre a les couleurs de l’empathie, de la solidarité, de la lutte, de l’autonomie individuelle et de la force collective. Ce bonheur apparaît quand les murs de l’indifférence et du conformisme, de la gestion bureaucratique et comptable de la misère sociale, s’effritent. Ce bonheur, des travailleurs sociaux l’éprouvent quand ils ont le sentiment que leur travail est utile et respectueux de la personne qu’ils aident, et non quand leur activité professionnelle est mise au service de politiques vexatoires et punitives. Ce bonheur, nous l’éprouverons sûrement tout au long de ce forum en nous glissant dans les pas des documentaristes et des protagonistes de leurs films, bien décidés à faire tout pour être heureux.
Bon forum 2014 !
Christophe Patillon, Président de Visages